Quand la Commission européenne conçoit un mix électrique pour 2050

27 / 03 / 2024

L’Europe dans le noir ? Quand la Commission européenne joue au lego avec le réseau électrique !

POINT DE VUE DE PNC-FRANCE, par Jean-Pierre PERVÈS, Groupe d’experts de PNC

 

Moment de lyrisme de la Commission européenne : elle publie en février 2024 un document fleuve, « Assurer notre avenir – L’objectif climatique de l’Europe à l’horizon 2040 et la voie vers la neutralité climatique d’ici 2050 – Construire une société durable, juste et prospère ». Un pavé de 650 pages verbeuses, comme la Commission européenne en est coutumière !

Des chiffres épars, mais des ambitions démesurées, dans le droit fil de la politique européenne des dernières décennies. Pourquoi s’en inquiéter ? Parce que le vecteur électricité, qui est considéré par tous comme celui de l’avenir, à condition bien sûr qu’il soit décarboné, y est traité de façon très superficielle, sans s’inquiéter outre mesure des difficultés techniques que devra affronter une industrie devant assurer un approvisionnement stable et fiable.

Or que fait la Commission européenne  ? Elle joue au lego. Pour faire un palais du bien être énergétique, elle empile des briques, vertes bien sûr : une brique « éolien marin », une brique « éolien terrestre », une brique « solaire », une brique « réseau électrique », une brique  « électrolyseurs, une brique « réseau d’hydrogène », une brique « stockage sur batteries », etc.  Malheureusement ces briques, de tailles incertaines et peu compatibles, reposent sur un trépied fragile, efficacité énergétique, transformation sociale et investissements colossaux, sans garantie bien sûr d’un résultat (la maîtrise climatique) au niveau mondial. Et pour corser l’affaire, imaginez ce lego avec des briques qui évoluent aléatoirement dans le temps!

Bel et bien ! Mais ces brillants politiques et technocrates semblent ignorer que les sciences et les technologies irriguent le domaine de l’énergie et que toutes ces briques sont puissamment interconnectées, mais aussi interdépendantes. Enlevez un support du trépied ou bâtissez un empilement déséquilibré, et l’ensemble s’effondre, ce que sait bien l’enfant qui joue.

PNC- France s’efforce de publier des articles à la fois techniques et en langage simple. Mais le sujet est si multiforme que nous vous proposons un article plus technique rédigé par Georges Sapy, l’un de nos experts, « Quand la Commission européenne conçoit un mix électrique pour 2050 qui mettrait le continent dans le noir ». Il détricote la vision européenne en reconstituant à grand-peine le contour caché de chacune des briques, car les données de ce rapport sont incomplètes et non consolidées.  Il révèle surtout les fragilités apportées par leurs interactions, voire des oppositions structurelles .

Ce qu’il révèle est grave : la pensée européenne est purement politique, elle vise à rassurer en affirmant que la décarbonation sera simple si elle est vertueuse, fondée sur un idéal exclusif de sobriété et de productions renouvelables. Elle oublie les décennies d’efforts fournis par les scientifiques, les ingénieurs et les techniciens pour bâtir un réseau européen de qualité inégalée. Elle se hasarde à le remplacer, à la hussarde, par un réseau gigantesque et complexe, distribuant fondamentalement des productions aléatoires et fort dispersées. Ce réseau ne va -t-il pas échapper à notre contrôle alors qu’il doit être équilibré et maîtrisé à tout instant, à l’échelle de la seconde ? Où est l’analyse de risque d’un enchevêtrement de technologies parfois incertaines.

La lecture du texte est ardue mais vaut la peine de s’y plonger.

 

ILLUSTRATION ;  Nicolas WAECKEL

Quand la Commission européenne conçoit un mix électrique pour 2050 qui mettrait le continent dans le noir

Georges Sapy, Groupe d’experts de PNC-France

Sommaire

     La Commission européenne a publié le 6 février 2024 un document intitulé : « Rapport d’évaluation d’impact – Document de travail – Accompagnement du document communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions » avec l’ambition affichée : « Assurer notre avenir – L’objectif climatique de l’Europe à l’horizon 2040 et la voie vers la neutralité climatique d’ici 2050 – Construire une société durable, juste et prospère ».

     Après ce titre fleuve et cet objectif emphatique, le document lui-même comporte 605 pages avec ses annexes. Selon ses auteurs, ce rapport s’inscrit dans la mise en œuvre de la loi européenne sur le climat, qui consacre l’engagement de l’UE à atteindre la neutralité climatique d’ici 2050 et l’objectif climatique intermédiaire de l’UE pour 2030 de réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre (GES) d’au moins 55 % en 2030 par rapport à 1990.

Cette étude d’impact évalue pour ce faire les différents niveaux d’émissions nettes de GES en 2040 et les trajectoires sectorielles des différents branches économiques pour atteindre la neutralité climatique d’ici 2050. Dans ce but, elle définit en particulier un mix de production d’électricité entre 2030 et 2050 censé permettre d’atteindre ces objectifs d’émissions.

     Ce mix revêt une importance d’autant plus stratégique que l’électricité est appelée à devenir la source ultradominante d’énergie d’ici 2050, ce qui exclut tout droit à l’erreur. Il manque pourtant à cette étude d’impact une condition préalable essentielle sans laquelle un scénario de mix électrique n’est qu’une fiction : une analyse de sa viabilité technique selon les lois de la physique qui régissent le fonctionnement des réseaux d’électricité, condition sine qua non de son existence et de sa capacité à garantir la sécurité d’alimentation du continent. Ce d’autant plus que le mix électrique envisagé par la Commission pour 2050 est fondé sur un taux de pénétration extrêmement élevé et inédit (> 82 % en moyenne annuelle) de productions éoliennes et photovoltaïques, par nature variables et intermittentes.

Or, comme l’ont écrit conjointement RTE et l’AIE en janvier 2021 « Il n’existe aucune démonstration de la faisabilité d’une intégration très poussée d’EnR variables comme l’éolien et le photovoltaïque sur un grand système électrique ». Cette déclaration reste pleinement d’actualité à ce jour (source RTE).

    La conséquence est majeure : en l’état actuel des connaissances et de l’expérience du fonctionnement des réseaux, la viabilité du mix envisagé par la Commission ne peut absolument pas être garantie. Et faire le pari qu’elle pourrait l’être en 2050 constituerait un saut dans l’inconnu irresponsable eu égard à l’importance vitale des réseaux électriques d’ici cette date, comme rappelé ci-dessus. Cela implique de concevoir dès maintenant ce mix sur la base des technologies largement éprouvées du fait des temps d’adaptation très longs des infrastructures électriques (décennies). Ces contraintes invalident de facto le mix électrique prévu par la Commission et en conséquence une grande part de son étude en objet.

    De plus, ce rapport d’impact de la Commission révèle un grave dysfonctionnement dans le processus décisionnel de l’élaboration de la politique européenne de l’électricité. En effet, tout laisse à penser que les connaissances scientifiques et techniques du fonctionnement des réseaux ont été ignorées. Elles existent pourtant en Europe à très haut niveau au sein de l’ENTSO-E, organisation qui rassemble les compétences des gestionnaires de réseaux européens (GRT) homologues de RTE. Avoir ignoré ou négligé cette étape dans un document d’importance aussi stratégique pour l’avenir du continent est tout simplement incompréhensible et gravissime.

NB : ce qui précède est suffisant pour justifier le titre de la présente analyse. Cependant, il est intéressant d’aller plus loin en faisant l’hypothèse (purement théorique) selon laquelle ce mix pourrait fonctionner afin d’examiner comment il répondrait à des situations difficiles, se concentrant essentiellement lors des nuits d’hiver combinant fortes consommations d’électricité et très faibles vents ou lors d’épisodes de vents durablement faibles. Ce sujet fait l’objet d’une annexe qui permet de conclure que dans ces situations, il y aurait une très forte probabilité que des zones entières de l’Europe soient mises dans le noir. Et dans les situations inverses de productions très importantes d’électricité photovoltaïque en été, des surplus inutilisables d’électricité devraient être sévèrement écrêtés.

Plan de la présente note

1 – Prévisions affichées pour 2050 dans le document de la Commission européenne

2 – Analyse de la viabilité physique d’un tel mix de production d’électricité

3 – Que peut-on conclure de cette étude de la Commission européenne ?

Annexe : Le mix électrique prévu par la Commission permettrait-il d’assurer l’alimentation du continent en toutes circonstances ?

1 – Prévisions affichées pour 2050 dans le document de la Commission européenne

Elles sont résumées ci-dessous :

* Consommation : 3 760 TWh/an correspondant à une puissance moyenne annuelle d’environ 430 GW. On fera l’hypothèse réaliste que les puissances maximales et minimales appelées varient respectivement autour de cette puissance moyenne de + 50 % soit 430 x 1,5 ≈ 645 GW et de – 40 % soit 430/1,4 ≈ 310 GW en valeurs arrondies.

* Moyens de production : ils sont récapitulés dans le tableau 1 suivant :

Ces données appellent plusieurs remarques (les données soulignées sont les seules indiquées en chiffres dans le document de la Commission – tableau 10 – les autres sont déduites de graphiques) :

– Les « productions renouvelables » sont globalisées sans précisions sur les différents moyens mis en œuvre : éolien à terre ou en mer ; photovoltaïque ; hydraulique et biomasse (cette dernière étant négligeable). C’est extrêmement surprenant et il faut recouper l’analyse de plusieurs graphiques pour se faire une idée approximative de la répartition implicite entre les différents moyens concernés.

– Les facteurs de charge indiqués dans le tableau 1 ne sont pas explicités dans le document de la Commission. Ils sont obtenus à partir des productions et des puissances installées. Ils sont donc entachés d’imprécisions et doivent être considérés comme des ordres de grandeur.

– Le recoupement de ces différentes données permet d’approcher très approximativement ce que pourrait être la constitution du parc éolien et photovoltaïque. En faisant l’hypothèse que le facteur de charge moyen de l’éolien à terre et en mer est de 29 % et celui du photovoltaïque de 13 % (moyenne de moins de 10 % dans les pays situés au Nord de la France, 13 % en France et plus de 17 % dans les pays situés au Sud de la France) on aboutit à environ 64,5 % de puissance installée éolienne et 35,5 % de puissance installée photovoltaïque, soit environ :

≈ 1 800 GW de puissance installée éolienne, à terre et en mer, produisant environ 4 573 TWh/an.

 – ≈ 990 GW de puissance installée photovoltaïque, produisant environ 1 127 TWh/an .

– L’hydraulique a un facteur de charge plutôt faible. Cela peut a priori signifier que l’hydraulique au fil de l’eau est limitée et que l’hydraulique de barrages est logiquement utilisée comme énergie de pointe.

– La capacité nucléaire prévue en 2050 est ridiculement basse (conforme selon les auteurs aux prévisions des États membres en… 2019 ! Autrement dit, c’est comme si rien ne s’était passé depuis… On est toujours dans la doxa anti-nucléaire et du « tout renouvelable »). De plus, le facteur de charge de 88 % indique que le nucléaire est supposé fonctionner en base. Cela implique qu’il ne participe pas ou très peu à la modulation de puissance du réseau.

– Le rapprochement de la puissance installée en énergies fossiles (essentiellement gaz) et de leur faible facteur de charge montre que ces moyens sont supposés être essentiellement utilisées en semi-base et pointe, ce qui est logique. On notera cependant que cela met en cause l’atteinte de la décarbonation du mix électrique en 2050, qui est pourtant un objectif de l’UE.

Cependant, la puissance installée en moyens de production fonctionnant essentiellement au gaz (142 GW) est semble-t-il susceptible d’utiliser également des stocks de combustibles décarbonés de synthèse (dits « Power-to-X ») qui peuvent être de l’hydrogène, du méthane ou un carburant liquide dérivé. Ces stocks, sont cependant limités à 75 TWh/an en énergie chimique, avant transformation en électricité. Leur rôle pourrait être de contribuer à décarboner la production d’électricité.

NB : on peut constater une très grande différence entre la production totale d’électricité (6 922 TWh/an) et sa consommation directe (3 760 TWh/an) soit 6 992 – 3 760 = 3 162 TWh/an. Cette considérable différence est a priori destinée à deux usages :

– Compenser les pertes réseau estimées forfaitairement à 7 % de la production, soit ≈ 485 TWh/an ;

– Pour le solde, soit 3 162 – 485 = 2 687 TWh, le remplissage des stockages d’énergie (batteries et STEPs) et surtout la production de gaz décarbonés, dont essentiellement de l’hydrogène qui sera ensuite utilisé majoritairement dans le reste de l’économie, soit directement, soit pour fabriquer des combustibles de synthèse, méthane et combustibles liquides qui en sont dérivés.

* Moyens de stockage -déstockage : ils sont récapitulés dans le tableau 2 suivant :

NB : il s’agit là de capacités de stockage-déstockage en électricité, les batteries et les STEPs étant supposées avoir la même puissance installée en charge et en décharge.

Ces capacités ne doivent pas être confondues avec les capacités de stockage sous forme de molécules chimiques de synthèse (hydrogène, méthane, dérivés liquides). Parmi ces stockages il faut distinguer :

– Le stockage dit « Power-to-X » limité à 75 TWh/an, quantitativement marginal, qui sert uniquement à produire à nouveau de l’électricité pour équilibrer le réseau, mais ne dispose pas de capacités dédiées de production comme indiqué plus haut. Ils complètent ou remplacent seulement des énergies fossiles.

– Le reste du stockage, majoritaire, qui sert à alimenter les besoins du reste de l’économie, notamment en hydrogène décarboné utilisé dans différents secteurs de l’industrie et pour fabriquer des carburants liquides de synthèse pour les transports (aviation et marine essentiellement).

Ces deux types de stockages sont cependant tous issus de la production d’hydrogène, estimée à environ 580 TWh/anen 2050, produits à partir d’une capacité installée en électrolyseurs de 535 GW à cette date.

     Toutes les données ci-dessus définissent un mix de production pour l’Europe. Est-il viable ?

2 – Analyse de la viabilité physique d’un tel mix de production d’électricité

Deux conditions fondamentales doivent être remplies selon les lois de la physique :

* Un réseau doit d’abord être « formé » en fréquence f et en tension U. Seules des machines synchrones (turbo-alternateurs) en nombre suffisant ont cette capacité selon les connaissances actuelles validées.

Cette condition est implicitement incluse dans le rapport commun de RTE et de l’AIE publié en janvier 2021, qui a spécifié : « QUATRE ENSEMBLES DE CONDITIONS TECHNIQUES STRICTES DEVRONT ÊTRE REMPLIES pour permettre, avec une sécurité d’approvisionnement assurée, l’intégration d’une proportion très élevée d’énergies renouvelables variables dans un système électrique de grande échelle, comme celui de la France».

Trois ans plus tard, RTE écrit à propos de ces « Quatre ensembles de conditions techniques » : « Leur faisabilité n’est pas aujourd’hui garantie ». Autrement dit, la question n’est pas résolue à ce jour et n’est en réalité pas près de l’être pour des raisons techniques bien identifiées. Cette condition édictée pour la France vaut évidemment pour le système européen interconnecté. 

* Un réseau doit ensuite posséder suffisamment d’inertie mécanique, qui est également apportée par les machines synchrones qui sont couplées à ce réseau. L’ENTSO-E a indiqué voici quelques années que le réseau européen avait besoin de 150 GW minimum de machines synchrones couplées en permanence pour assurer sa stabilité en fréquence. Or, la puissance installée du réseau européen étant appelée à plus que doubler d’ici à 2050, il faudra en première approximation à peu près doubler son inertie, c’est-à-dire disposer d’environ 300 GW de machines synchrones couplées en permanence au futur réseau pour assurer sa stabilité. Une partie de ces machines synchrones pourra d’ailleurs être constituée de « compensateurs synchrones » (alternateurs n’apportant pas de puissance) qui devront être ajoutés en grand nombre pour apporter une inertie suffisante à cet horizon selon l’ENTSO-E, qui a clairement alerté sur les risques consécutifs à la diminution de l’inertie du réseau européen résultant du remplacement croissant des machines synchrones par les moyens éoliens et photovoltaïques qui n’apportent aucune inertie via leurs couplages électroniques au réseau.

* En résumé, le mix électrique proposé par la Commission ne tient apparemment aucun compte des deux conditions précitées alors qu’il présente un taux de production éolienne et/ou photovoltaïque très élevé de plus de 82 % en moyenne annuelle, qui implique des taux instantanés pouvant très souvent atteindre 90 à 95 % voire plus.

Or, comme l’ont également écrit conjointement RTE et l’AIE (même référence que ci-dessus) : « Il n’existe aucune démonstration de la faisabilité d’une intégration très poussée d’EnR variables comme l’éolien et le photovoltaïque sur un grand système électrique ».

Ignorer cette réalité est faire un PARI extrêmement risqué s’agissant d’un système électrique classé « d’importance vitale » dans la plupart des pays développés (en France en tout cas) qui devra alimenter le continent européen de façon aussi stable et sûre qu’actuellement.

NB : à titre indicatif, le taux actuel de pénétration des productions éoliennes et photovoltaïques dans le réseau européen est d’environ 30 % en puissance moyenne annuelle et dépasse ponctuellement 50 % en puissances instantanées dans certains pays, mais pas de façon généralisée à l’ensemble de l’Europe.

Par ailleurs, une étude approfondie [1] prenant en compte les lois de la physique (avec un réseau restant « formé » par des machines synchrones ayant suffisamment d’inertie en permanence) montre que ce taux pourrait atteindre environ 40 % en puissance moyenne annuelle et jusqu’à 70 % en puissance instantanée.
[1] TECHNICAL AND ECONOMIC ANALYSIS OF THE EUROPEAN ELECTRICITY SYSTEM WITH 60% RES – Alain Burtin – Vera Silva ; 17 June 2015 – EDF R&D.

Ce taux de 40 % est cependant encore loin d’avoir été atteint sur le réseau européen et resterait en tout état de cause très éloigné d’une « intégration très poussée d’ENR variables » évoquée par RTE.

3 – Que peut-on conclure de cette étude de la Commission européenne ?

Les conclusions se situent à deux niveaux :

* Sur le fond, le mix électrique décrit dans le document de plus de 600 pages publié par la Commission européenne le 6 février dernier est, en l’état actuel des connaissances, une fiction. Les raisons de cette conclusion ont été longuement développées ci-dessus sur la base des écrits communs de RTE et de l’AIE de janvier 2021, qui édictaient des conditions techniques strictes, dont les auteurs du document précité ne semblent pas avoir eu la moindre idée : c’est manifestement resté un angle mort pour eux. Cela est corroboré par le fait que sauf erreur, le sujet concerné n’est jamais évoqué dans les 600 pages du document, dans lesquelles l’ENTSO-E n’est même pas cité.

* Concernant les processus décisionnels européens, ce document fait apparaître que les décisions politiques ne se sont en l’occurrence pas appuyées sur l’ensemble des connaissances scientifiques et techniques indispensables à une bonne prise de décisions, ici celles de l’ENTSO-E qui détient toute l’expertise requise. C’est une attitude tout simplement incompréhensible, porteuse de risques majeurs s’agissant de décisions stratégiques qui engagent l’avenir énergétique du continent. Il est urgent de réintégrer la science et la technique à leur indispensable place dans ces prises de décisions.

Annexe

Le mix électrique prévu par la Commission permettrait-il d’assurer l’alimentation du continent en toutes circonstances ?

Comme indiqué plus haut, on se place ici dans l’hypothèse purement théorique selon laquelle ce mix pourrait fonctionner, afin d’examiner si ses caractéristiques et ses dimensionnements permettraient d’assurer la sécurité d’alimentation du continent, en particulier lors de circonstances météorologiques défavorables, ce mix y étant très sensible du fait de ses puissances installées extrêmement importantes en éolien et en photovoltaïque.

Ces aspects sont examinés ci-après et montrent que ce mix conduirait à une très forte probabilité de mettre une partie du continent dans le noir dans plusieurs circonstances. Inversement, sans surprise, ce mix conduirait l’été à des surplus de production très importants, en particulier d’origine photovoltaïque,  qui, faute de d’usages possibles, devraient être sévèrement écrêtés aux heures les plus ensoleillées.

  • Alimentation en électricité de l’Europe lors d’une nuit d’hiver très froide avec très peu de vent

On se place ici dans l’hypothèse d’une journée d’hiver très froide sur toute l’Europe qui conduit à l’heure de pointe du soir à une consommation de l’ordre de 645 GW (voir plus haut, § 1). Il y a en outre très peu de vent, ce qui conduit à une puissance éolienne disponible de moins de 10 %, situation dont la probabilité d’occurrence en France est de l’ordre de 10 % selon RTE (en fait, selon les relevés du même RTE sur son site eco2mix, la fréquence constatée de ces situations est comprise entre 13 et 17 % …).

En outre, le foisonnement de l’éolien à terre est très faible en Europe et l’éolien en mer suit grosso modo la même tendance que l’éolien à terre du fait de la prédominance des influences atlantiques, qui conditionnent au premier ordre la puissance éolienne disponible. Les GRT allemands prennent en compte dans leurs études de sécurité d’alimentation un minimum de puissance de 1 % pour l’éolien à terre et de 4 % pour l’éolien en mer. On retiendra ici une valeur moyenne minimale égale à la moyenne de ces minima, soit (1 + 4)/2 = 2,5 % pour l’Europe.

Sur ces bases et en prenant en compte les taux de disponibilité des autres moyens de production, on aboutit au tableau 3 suivant :

Il manque donc entre 645 – 506 = 139 GW et 645 – 371 = 274 GW de puissance pour passer la pointe. D’autres moyens d’équilibrage entre la production et la consommation doivent donc être mis en œuvre. Parmi ceux-ci, il existe ce que l’on nomme la « flexibilité de la demande » qui consiste à reporter ou carrément effacer volontairement une partie de cette dernière. Cette flexibilité est difficile à quantifier mais, sur la base des estimations actuelles de RTE, elle pourrait atteindre environ 10 % de la puissance moyenne en 2050, soit environ 430 x 0,1 = 43 GW.

Il faut cependant aussi tenir compte d’une réserve de sécurité pour faire face aux aléas instantanés. A l’échelle de l’Europe, on peut l’estimer à environ une dizaine de GW dont il faudrait disposer en plus. Au total, entre la flexibilité de la demande et la réserve de sécurité, il serait possible de réduire la production d’environ 43 – 10 = 33 GW.

En conséquence, après activation de la flexibilité de la demande, les puissances nettes manquantes se situeraient respectivement entre 139 – 33 = 106 GW et 274 – 33 = 241 GW.

Pour les combler, il faudrait alors recourir aux différents déstockages d’énergies, stockées soit dans les batteries, soit dans les STEPs soit dans les deux.

Les puissances maximales de déstockage ont été citées dans le tableau 2 ci-dessus. Mais elles ne seraient pas forcément disponibles en totalité du fait d’aléas techniques possibles : il faut aussi tenir compte de leurs taux de disponibilité, estimés dans le tableau 4 suivant. Et encore faut-il que ces moyens de stockage soient suffisamment « pleins » lorsqu’on aurait besoin d’eux, ce paramètre conditionnant la durée possible de déstockage.

Ce tableau montre que le déstockage d’énergie peut raisonnablement apporter jusqu’à 203 GW de puissance pendant 1h 30mn, puis 128 GW pendant 2h 10 mn supplémentaires, mais 0 ensuite. Plusieurs cas doivent donc être examinés :

* Si la production éolienne tombait à 2,5 % de sa puissance installée, l’équilibre resterait hors de portée : il manquerait 236 – 203 = 33 GW. Des délestages (c’est-à-dire des coupures subies de la consommation) seraient inévitables. Ils seraient d’amplitudes modérées dans un premier temps. Mais cette situation serait extrêmement précaire : dans le meilleur des cas (tous stockages supposés « pleins » à 100 % au début de la pointe) les 75 GW de STEPs s’effaceraient après environ 1h 30 mn et les 128 GW de batteries après environ 3h 40 mn.

Cela signifie que seules les pointes de consommation de durées inférieures aux durées de déstockage ci-dessus pourraient bénéficier des puissances apportées par les moyens de déstockage. Au-delà, le déséquilibre repasserait à environ 241 GW, conduisant cette fois à des délestages de la consommation de très grande amplitude.

* Si la production éolienne était de l’ordre de 10 % de sa puissance installée, l’équilibre serait alors transitoirement possible en mettant en œuvre 106 GW d’électricité déstockée sur un potentiel total de 203 GW. Cela permettrait en outre d’allonger un peu les durées de déstockage dans le rapport 203/106 ≈ 2. Ces dernières passeraient ainsi de 1h 30mn à environ 3h pour les STEPs, et de 3h 40mn à un peu plus de 7h pour les batteries. Mais au-delà, le déficit en puissance retrouverait la valeur de 106 GW, conduisant à des délestages de la consommation d’amplitude importante.

* En résumé, les puissances de déstockage limitées et de courtes durées ci-dessus et l’absence de puissances de déstockage de moyenne/longue durée rendraient, sauf pendant quelques heures dans le meilleur des cas, ce mix électrique incapable d’alimenter le continent en cas de forte consommation qui perdurerait à haut niveau lors d’une nuit d’hiver avec très peu de vent. Des délestages seraient dans tous les cas indispensables dès que les stockages d’énergie de courte durée seraient « vides ».

  • Alimentation en électricité de l’Europe lors d’une période hivernale de vent durablement faible

Des épisodes de vents faibles limitant la puissance éolienne entre 2,5 et 10 % de la puissance installée et pouvant durer jusqu’à 14 à 15 jours consécutifs sont régulièrement observées en Europe, sachant qu’ils peuvent se produire à différentes saisons. C’est évidemment durant l’hiver qu’ils sont les plus problématiques, même si la consommation ne se situe pas en permanence à la pointe de 645 GW, mais par exemple à une moyenne de l’ordre de 560 GW représentant environ 30 % de plus que la puissance moyenne annuelle.

La production éolienne fluctuant dans ces circonstances entre 2,5 et 10 % de la puissance installée, on retiendra une puissance moyenne disponible de l’ordre de 7 % sur la période.

Par ailleurs, lors des 3 mois qui encadrent le solstice d’hiver, la production photovoltaïque par 24h est limitée par la longueur des nuits et par le faible ensoleillement hivernal. Elle est en moyenne plus de 4 fois inférieure à celle de la production autour du solstice d’été.

De ce fait, la production photovoltaïque des 3 mois les moins ensoleillés ne représente qu’environ 1/9 de la production annuelle. Celle-ci étant de l’ordre de 1 127 TWh/an (voir plus haut, § 1) la production de ces 3 mois soit 92 jours serait d’environ 1 127/9 ≈ 125 TWh.

Cela correspondrait par tranche de 24 h à une production moyenne de 125/92 ≈ 1,36 TWh, qui se répartirait entre une puissance nulle durant environ les 16 h de nuit et une puissance moyenne d’environ 170 GW durant les 8 heures de jour.

On aboutit ainsi au tableau 5 suivant :

Ce tableau fait apparaître un déficit en puissance de 560 – 452 = 108 GW pendant les 16 h de nuit, soit un déficit de production de 108 x 16 = 1 728 GWh et un excédent de puissance de 622 – 560 = 62 GW pendant les 8 h de jour, soit un excédent de production de 62 x 8 = 496 GWh.

Le déficit net de production par 24 h serait donc de 1 728 – 496 = 1 232 GWh/jour. Il deviendrait alors impossible de recharger les stockages journaliers, qui seraient par conséquent inopérants.

Or, sans possibilités de déstockages, la flexibilité de la demande de 33 GW ne permettrait pas de compenser les 108 GW manquants pendant les 16 h de nuit et il faudrait à nouveau procéder à des délestages importants de la consommation.

  • Alimentation en électricité de l’Europe lors d’un week-end estival très ensoleillé et très peu venté

On est évidemment ici dans une situation totalement inverse des précédentes. On retiendra pour son analyse les hypothèses suivantes :

* Du fait de l’arrêt temporaire de beaucoup d’activités économiques, la consommation d’électricité lors d’un week-end estival est supposée être très faible, de l’ordre de 310 GW (voir plus haut, § 1).

* Concernant l’éolien, les hypothèses de vent faible du tableau 5 ci-dessus sont retenues.

* Concernant le photovoltaïque, on supposera que lors d’une journée d’été très ensoleillée, le facteur de charge peut atteindre jusqu’à 75 % au midi solaire et rester d’ailleurs très proche de ce taux durant ± 2h autour de ce pic de production.

* Concernant l’hydraulique, on supposera que la production vient essentiellement du fil de l’eau, réduit par le faible étiage des cours d’eau en été, l’eau des barrages étant par ailleurs utilisée avec parcimonie pour conserver des réserves indispensables pour l’hiver. On retiendra de ce fait un facteur de charge de l’ordre de 25 % seulement.

* Concernant le nucléaire, la période estivale étant préférentiellement celle de la maintenance des installations pour disposer de la puissance maximale pour l’hiver, on retiendra un facteur de charge de 65 %. On supposera par ailleurs que les réacteurs disponibles fonctionnent en permanence, en base préférentiellement, pour « former » le réseau et lui apporter leur inertie.

* Concernant les sources de production à partir d’énergies fossiles, censées être des moyens de pointe, on supposera qu’ils ne fonctionnent que pour compenser la baisse de la production photovoltaïque lors de la descente du soleil et pour apporter leur production pendant la nuit jusqu’à la remontée du soleil le lendemain. On aboutit ainsi au tableau 6 suivant :

Avec une consommation limitée en moyenne à 310 GW, la problématique change ici complètement de nature : on passe de pénuries de productions hivernales lors de très fortes consommations à des excès de productions estivales lors de très faibles consommations. Cela pose de nouveaux problèmes pour les réseaux, sachant que l’indispensable équilibre production-consommation s’impose dans les deux cas, pénurie ou excès de production.

* Pour autant qu’il y ait un peu de vent, le passage des nuits d’été ne pose pas de difficultés particulières avec une production totale possible de 355 GW, dont la part produite à partir d’énergies fossiles peut d’ailleurs être légèrement réduite.

* Par contre, la profusion de puissance photovoltaïque, notamment autour du midi solaire ± 2 h soulève d’autres difficultés, qui seraient fortement aggravées en cas de vents plus soutenus. Avec 975 GW de production pour une consommation de 310 GW, l’équilibre production-consommation serait gravement rompu par un énorme excès de production si cette dernière ne trouvait pas une utilité.

De fait, les seules possibilités internes d’utilisation des surplus résident dans les stockages d’énergie et l’alimentation des électrolyseurs destinés à produire de l’hydrogène, ceci à condition que ces moyens soient tous disponibles, soit :

238 GW de capacités de stockage, dont 88 GW de STEPs et 150 GW de batteries ;

– 535 GW d’électrolyseurs prévus par la Commission en 2050.

– Dans le meilleur des cas, les capacités d’absorption seraient donc au total de 238 + 535 = 773 GW,  tant que les capacités de stockage ne seraient pas « pleines », et de seulement 535 GW dès qu’elles le seraient après quelques heures. Rien que dans l’exemple du tableau 6 avec un faible vent s’ajoutant au photovoltaïque, l’excédent de puissance à l’heure méridienne se situerait donc entre 975 – 773 = 202 GW et 975 – 535 GW = 440 GW selon l’état de remplissage des stockages.

En dehors de quelques exportations, possibles mais limitées, vers quelques pays non européens, la plus grande part de ces excédents considérables devrait donc être impérativement écrêtée pour garantir l’équilibre des réseaux. Cela entraînerait ce que l’on nomme une « cannibalisation » massive des productions photovoltaïques et éoliennes, aux lourdes conséquences économiques sur leurs modèles économiques à cette très grande échelle.

On pourrait aussi se dire que ces écrêtages pourraient être réduits par l’effacement des moyens pilotables au pic de production solaire. Mais cela aurait un effet limité dans la mesure où ces moyens utilisant des machines synchrones (nucléaire, hydraulique et moyens utilisant des sources fossiles) devraient impérativement rester couplés au réseau en nombre suffisant pour le « former » en fréquence f et en tension U et pour le stabiliser par leur apport d’inertie. Certes, il « suffirait » que ces moyens soient couplés au réseau pour apporter ces services indispensables, sans nécessairement fournir leur puissance maximale. Mais leurs contraintes techniques (minimas techniques de puissance, limites de modulation, coûts économiques) limiteraient les baisses possibles.

De plus, des transitoires de puissance photovoltaïque de 740 GW en l’espace d’environ 8 heures entre le midi solaire et la tombée de la nuit seraient très difficiles à gérer sur le réseau et solliciteraient fortement les modulations de puissance des moyens synchrones. Les 535 GW d’électrolyseurs qui subiraient également ces transitoires d’alimentation en électricité, auraient aussi un fonctionnement très variable, défavorable à la fois à leur rendement énergétique et à leur longévité.

 

Lire l’article de Georges SAPY au format pdf :

Quand la Commission européenne conçoit un mix électrique pour 2050

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