Point de vue de PNC-France :
Nucléaire et chauffage urbain – D’une chaleur carbonée à une chaleur décarbonée
Les combustibles fossiles dominent encore en France dans les transports (91 %), les bâtiments (39 %) et l’industrie (50 %), très largement pour des usages thermiques. Or produire de la chaleur directement par un nucléaire décarboné, ou via une électricité alimentant des pompes à chaleur, ou avec des énergies renouvelables thermiques, est très efficace sur un plan climatique. C’est ce que nous explique Henri SAFA dans l’article ci-après « Nucléaire et chauffage urbain ».
Le nucléaire électrogène est intéressant car la production d’électricité n’utilise que le tiers de l’énergie produite par les réactions nucléaires, le reste étant rejeté dans le milieu naturel, l’eau des fleuves et des mers, ou l’atmosphère. Pour une production électrique annuelle du nucléaire en France de 400 TWh, environ 800 TWh de chaleur sont ainsi perdus, plus que notre consommation de chaleur finale, soit 700 TWh . Avec un investissement complémentaire limité on peut équiper des réacteurs d’un double système d’évacuation de l’énergie produite, vers le réseau électrique et vers un réseau d’eau chaude, permettant ainsi de récupérer l’essentiel, voire la totalité de l’énergie produite par la fission. Cela implique d’équilibrer les deux productions pour obtenir l’eau chaude à la température désirée, quitte à produire moins d’électricité, en hiver en particulier.
La difficulté en France résulte :
- d’un faible développement du chauffage urbain ( 4,8 % de la chaleur) avec seulement deux grands ensembles opérationnels, à Paris et à Grenoble et très souvent de nombreux petits réseaux non interconnectés.
- De l’éloignement des grands réacteurs des sites urbains, des dizaines de km.
Au début des années 1980 deux projets de réacteurs avaient été envisagés et abandonnés pour des raisons politiques et financières (Thermos 100 MW à Grenoble et 150 MW à Saclay, puis la CAS 1000 MW à Saclay pour alimenter Paris)[0].
Les préoccupations climatiques l’emportant aujourd’hui sur les accords électoraux et/ou les contraintes économiques qui avaient prévalus à l’époque, l’exploitation de cette chaleur perdue devrait retrouver de l’intérêt, à condition cependant de l‘accompagner d’une politique dynamique de développement des réseaux, comme dans de nombreux pays européens.
Les possibilités techniques sont multiples, transformer les réacteurs actuels pour une production mixte électricité chaleur, avec un transport à grande distance, équiper les futurs réacteurs électrogènes du double système de récupération, voire y consacrer des SMR (petits réacteurs modulaires) implantés à proximité des villes ou de grands centres industriels, pour une production exclusive de chaleur ou une production combinée chaleur/force.
Cela implique bien sûr une gestion spécifique pour gérer les besoins saisonniers, une conception garantissant la continuité de la fourniture et, bien sûr un effort de communication reposant sur une bien meilleure utilisation des ressources et un impact climatique indiscutable.
[0] Thermos était un réacteur piscine, non pressurisé, et la CAS 300 était un projet de réacteur REP électrogène ou calogène proche des petits réacteurs modulaires actuels (Technicatome, EDF, CEA et Framatome) qui aurait alimenté le Compagnie parisienne de chauffage urbain avec de la vapeur)
ILLUSTRATION : Nicolas WAECKEL
ARTICLE :
Nucléaire et chauffage urbain par Henri SAFA
Un constat : Il faut décarboner la chaleur en France.
La production d’électricité en France est quasiment totalement décarbonée (à plus de 90%), les sources d’énergie étant principalement du nucléaire, de l’hydraulique et des renouvelables avec un complément fossile limité. Cependant, le pétrole dans les transports et le gaz pour la production de chaleur sont les responsables de l’essentiel des émissions de CO2 de notre pays. Si l’électrification des véhicules est l’option choisie pour décarboner le transport, il n’y a pas de choix technologiques déterminé pour décarboner la chaleur. Des objectifs sont à attribuer aux EnR thermiques (bois, biogaz, déchets) et à l’électricité avec ou sans pompes à chaleur, chaque solution présentant inconvénients et avantages. Or, la chaleur représente 40% de notre consommation d’énergie finale, soit 700 TWh[1].
Figure 1 – La consommation d’énergie finale en France est dominée par les usages de chaleur (40%) et les transports (35%). Les usages purement électriques ne représentent que 16% de nos besoins énergétiques.
La chaleur est principalement utilisée à basse température
L’essentiel des usages de la chaleur en France est réparti entre le résidentiel (304 TWh), le tertiaire (138 TWh) et l’industrie (205 TWh), dont 7 % pour l’eau chaude sanitaire (ECS)[2]. Les besoins du résidentiel, du tertiaire, voire de l’industrie sont essentiellement à basse température pour le chauffage des bâtiments ou l’ECS (Figure 2).
Figure 2 – La chaleur est utilisée principalement à basses températures (< 80°C) pour le chauffage des bâtiments et l’eau chaude sanitaire (ECS).
L’ambition d’utiliser au mieux la chaleur décarbonée est évident quand on constate que les objectifs de réduction des consommations semblent bien optimistes, en particulier dans un patrimoine ancien, comme le montre le tableau ci-dessous[3], malgré les dépenses considérables engagées en faveur du climat (83 milliards en 2023) :
Tableau 1 – D’après les données du SDES series_longues_bilan_energetique_donnees _2020
www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/bilan-et-chiffres-cles-de-lenergie
Dans le secteur du résidentiel, les enquêtes TREMI[4] de l’ADEME montrent la défaillance des programmes d’efficacité énergétique, qui surestiment systématiquement les gains attendus. TREMI, en 2018, avait révélé que seul le quart des rénovations dans le résidentiel avait eu un impact sur les consommations, les gains étant limités à une (20 % des rénovations) ou deux (5 % des rénovations) classes de DPE sur sept (diagnostics de performances énergétique). C’est pourquoi une substitution massive de chaleur et d’électricité décarbonées aux énergies fossiles, selon les conditions locales, serait beaucoup plus efficace pour réduire les émissions de CO2, car ayant un impact déterminant.
Les réseaux de chaleur sont faiblement développés en France
Les réseaux ne véhiculent que 4,8 % de la chaleur en France (34 TWh, voir annexe), avec encore environ 65 % de chaleur carbonée (il est abusif d’attribuer à l’incinération des déchets la dénomination d’énergie renouvelable décarbonée).
Le taux de pénétration des réseaux en France n’est qu’au 20ème rang européen, trois fois moins que l’Allemagne et la Belgique. Ils sont beaucoup plus développés en Europe du Nord et de l’Est.
La chaleur nucléaire
Un réacteur nucléaire qui produit uniquement de l’électricité – ce qui est le cas aujourd’hui de la totalité des réacteurs en France – possède un rendement électrique assez faible (de l’ordre de 35%). Près des deux tiers de la chaleur de fission générée par le combustible dans le cœur sont dissipés dans l’environnement. Ainsi, pour un réacteur de 1000 MW électriques, le double de puissance se trouve sous forme de chaleur et est dispersé dans l’atmosphère ou dans l’eau du fleuve ou de la mer. Cette chaleur est produite à trop basse température (40°C) pour être directement utilisable, mis à part quelques applications particulières[5]. Pour être réellement utile à grande échelle et valorisée, la chaleur devra être produite à une température plus élevée, de l’ordre de 80°C à 120°C pour du chauffage urbain, voir 200°C pour un réseau vapeur comme celui de Paris. Il est tout à fait possible de modifier le circuit secondaire d’un réacteur nucléaire pour ce faire.
Une véritable récupération d’énergie perdue
Le rendement électrique d’une centrale dépend de la température de l’eau de refroidissement. Lorsque on augmente la température de la source froide, on réduit la quantité d’électricité générée par le turboalternateur. Néanmoins, la quantité de chaleur récupérée est sans commune mesure avec la perte électrique correspondante (2200 MW thermiques récupérés pour une perte de 280 MW électriques à 100°C). Le bilan énergétique est donc très largement positif avec une récupération partielle ou totale de la chaleur perdue dans l’environnement, qui pourra être avantageusement utilisée pour le chauffage des bâtiments résidentiels ou collectifs et dans des industries comme les papeteries, l’agroalimentaire, certaines industries chimiques et le préchauffage de fours. De plus le rendement énergétique global du réacteur s’en trouve grandement amélioré, pouvant même approcher les 100% dans l’hypothèse où l’on récupèrerait la totalité de la chaleur.
La technico-économie
La faisabilité technique et industrielle de la cogénération est établie. Elle est opérationnelle sur des réacteurs dans plusieurs pays à travers le monde, Chine[6], Russie, Tchéquie, Hongrie, Bulgarie, Slovaquie, Roumanie, Ukraine, Suisse…. En France, des études technico-économiques ont été réalisées en prenant des cas concrets[7]. Le coût de production de la chaleur au niveau de la centrale est faible (de 6 €/MWh à 10 €/MWh). Le coût du transport entre la centrale et l’agglomération desservie dépend à la fois de la distance du réacteur à la ville et de la puissance thermique transportée (de 10 €/MWh pour Gravelines-Dunkerque à 32 €/MWh pour Dampierre-Orléans). Enfin, le coût de distribution de la chaleur dans l’agglomération dépend de l‘injection dans des réseaux préexistants ou à construire (de 20 €/MWh à Paris à 40 €/MWh à Poitiers[8]). Le coût global de la chaleur incluant production, transport et distribution, est évalué entre 50 €/MWh et 100 €/MWh selon la situation géographique de la centrale nucléaire, l’agglomération desservie et l’existence préalable d’un réseau de chaleur, ce qui est compétitif avec de la chaleur produite en brûlant du gaz. Ce coût peut être évalué et garanti sur de très longues durées.
Les avantages de la cogénération
Ils sont nombreux car le gaz et le fioul sont encore majoritaires dans le chauffage des logements : en 2018, 41 % des logements principaux étaient chauffés au gaz et 13 % au fioul[9].
La chaleur nucléaire est quasi totalement exempte d’émissions de gaz à effet de serre. C’est l’une des meilleures solutions pour décarboner le chauffage en France avec l’électricité, en particulier avec les pompes à chaleur, éventuellement géothermiques. Choisir l’une ou l’autre dépend de la configuration et de la densité urbaine, de la distance à la centrale et de l’existence de réseaux de chaleur. Son développement serait donc intégralement bénéfique pour l’économie locale et régionale aussi bien qu’au niveau national, se substituant au gaz naturel et au fioul et réduisant d’autant notre facture énergétique (44 milliards € en 2021).
Quel équilibre entre production d’électricité et de chaleur
On produit de la chaleur essentiellement durant la saison froide, le réacteur passant en mode électrogène en été, sauf pour quelques sites industriels. Le circuit secondaire n’est pas modifié et il n’y aucun impact sur le cycle du combustible. Comme il y a toujours au moins 2 réacteurs sur un site donné, la fourniture de chaleur pourra être assurée en permanence avec éventuellement un back-up, par exemple avec une turbine à gaz, en cas d’un arrêt exceptionnel des deux réacteurs au même moment. Un autre back-up envisageable est un stockage thermique adapté, à la périphérie de l’agglomération.
Quel pourrait -être le rôle des SMR
La France développe un SMR (Small Modular Reactor), NUWARD[10], comme de nombreux autres pays. Indépendamment de leur intérêt pour remplacer des centrales électrogènes fossiles ou alimenter des zones industrielles, il serait envisageable de les rendre purement calogènes, réduisant ainsi l’investissement initial (pas de turboalternateurs, pression réduite, rendement proche de 100 %), mais en réduisant le taux de charge l’été. L’avantage, avec la simplification et le développement d’une sûreté intrinsèque, serait de pouvoir l’implanter à proximité des villes et des grands réseaux urbains.
Cette possibilité est bien prise en compte par les concepteurs de NUWARD, mais le prototype envisagé actuellement est purement électrogène.
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Annexe : les caractéristiques des réseaux de chaleur en France en 2020
[1] https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/
[2] Les besoins des autres secteurs, 54 TWh sont plus modestes : agriculture et pêche 13 TWh, non-énergétique 31 TWh et tous les autres secteurs moins de 10 TWh.
[3] www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/bilan-et-chiffres-cles-de-lenergie – series_longues_bilan_energetique_donnees _2020
[4] Travaux de rénovation énergétique des maisons Individuelles.
[5] On utilise les eaux tièdes en sortie des centrales nucléaires pour chauffer des serres, des fermes horticoles, des piscines municipales, un terminal méthanier ou même une ferme aux crocodiles.
[6] Voir un exemple récent, celui de la centrale de Qinshan en Chine : https://www.world-nuclear-news.org/Articles/Initial-phase-of-Qinshan-district-heating-project
[7] Thèse de Martin Leurent « Nuclear plants as an option to help decarbonising the European and French heat sectors : A techno-economic prospective analysis », Université Paris-Saclay 2018
[8] L’agglomération parisienne serait alimentée par la centrale de Nogent-sur-Seine et Poitiers par la centrale de Civaux.
[9] Le résidentiel consomme 55% de la chaleur livrée, tandis que le tertiaire (y compris les services publics) en consomme 34 %.
[10] Nuward est développé par EDF, Technicatome, et le CEA en coopération avec l’industrie française ( le GIFEN, groupement des industriels français de l’énergie nucléaire).