Comment l’Allemagne en est-elle arrivée à décaler la sortie du nucléaire ?

04 / 10 / 2022

Prolongation du nucléaire en Allemagne ? Vraiment ?

Une politique du flou, un pied de nez à la politique climatique

LE POINT DE VUE DE PNC-FRANCE

 

Maintien temporaire du nucléaire en Allemagne ou pas ? Le vaudeville des négociations politiques avec les Grünen n’a pas encore complètement tranché ce nœud gordien, le dernier round du match entre le SPD et les Grünen étant annoncé pour décembre. Y aura-t-il maintien en fonctionnement de deux réacteurs pendant 3 mois, le troisième restant en réserve ? Seront-ils tous arrêté fin 2022 pour la plus grande gloire de Grünen qui sableront un vin pétillant rhénan, mais avec une possibilité bien faible de redémarrer en cas de crise, dans des conditions telles que leur utilité sera soit nulle, soit insignifiante ? C’est ce que Gilbert MORITZ nous explique dans l’article joint, qui présente les derniers développements de ce vaudeville, et les resitue dans la politique allemande des vingt dernières années.

La France subit déjà les attaques du Vice-chancelier Habeck et des médias allemands car, disent-ils, si les réacteurs étaient réactivés par le gouvernement allemand en 2023, notre parc nucléaire en serait tenu pour responsable, avec ses onze réacteurs conjoncturellement arrêtés pour cause de corrosion sous contrainte (CSC). Comment peuvent-ils l’affirmer alors que l’Europe de l’Ouest mobilise près de 1000 GW de moyens de production. Serait-ce dire que les 300 GWh d’électricité intermittente ne seraient pas fiables ? Ce serait un comble de la part d’un partenaire qui a ferraillé pour que le gouvernement français arrête Fessenheim (ce qu’il a complaisamment fait !), tenté de bloquer tout recours au nucléaire en Europe, et trahi sa parole en votant contre son insertion dans la taxonomie pour une croissance durable. Et que penser d’un pays qui s’est privé, au bénéfice d’une production fortement carbonée à base de charbon et lignite, de 20,5 GW d’un nucléaire décarboné et parfaitement opérationnel !

Souhaitons que le gouvernement français et toutes ses composantes, plutôt que de porter des accusations injustifiées sur le programme de maintenance du parc nucléaire, apprenne enfin de cette expérience allemande et s’attache à soutenir EDF et à lui permettre une remise en service rapide des réacteurs concernés, après réparation.

 

ILLUSTRATION : Nicolas WAECKEL

 

TEXTE de Gilbert MORITZ

Comment l’Allemagne en est-elle arrivée à décaler la sortie du nucléaire ?

Atomkraft : nein Danke !Oder vielleicht doch ein wenig*? (* Nucléaire: non merci, ou peut-être tout de même un peu)

 

Il aura fallu un an, et 9 mois après l’invasion de l’UKRAINE par les troupes russes, pour que la situation du nucléaire en Allemagne évolue, à la marge, alors même que la crise européenne de l’électricité datait de 2021.

Les Allemands feignaient d’ignorer que la tension sur le marché de l’électricité résultait en premier lieu d’un déficit de capacités pilotables en Europe, tension accentuée bien sûr par la crise ukrainienne. Pensaient-ils dans un premier temps que cette guerre n’allait pas durer ou que POUTINE allait revenir sur certaines de ses décisions, principalement en termes de livraison de gaz, énergie essentielle pour l’industrie et les ménages allemands ? Mais c’est le contraire qui s’est produit, les sanctions de l’UE ont eu pour effet d’exacerber encore plus la situation. Dos au mur, il s’agit maintenant pour les Allemands de savoir comment garantir le passage du prochain hiver. Le vice-chancelier HABECK, un Grünen, s’est dépensé sans compter pour diversifier ses approvisionnements en gaz naturel et signer des contrats de livraison et le Chancelier SCHOLZ fait lui aussi la tournée de la péninsule arabique pour en signer d’autres de son côté. Pour ce qui concerne l’électricité, l’Allemagne reste arc-boutée sur l’Energiewende et prend des dispositions administratives et juridiques pour accélérer le déploiement des énergies renouvelables, intermittentes pour l’essentiel avec le solaire et l’éolien (EnRi), avec plus ou moins d’efficacité pour l’instant. Mais sur le fond, l’Allemagne mise dans les années à venir sur le charbon et son lignite. Et il y a toujours des Bürgerinitiativen (manifestations citoyennes) pour s’opposer soit à des installations d’éoliennes onshore, soit à des tracés de lignes de transport THT. Le photovoltaïque domestique, bien que peu efficace dans les longs mois d’hiver est cependant en vogue, et les entreprises d’installations de panneaux sur les toitures sont obligées de refuser des clients.

Aux citoyens allemands qui s’inquiètent de l’approvisionnement d’électricité, certains politiques et « experts » de media rétorquent que les EnRi vont être plus rapidement déployées dorénavant et que les jours sans vent ou sans soleil, on pourra compter sur les interconnexions transfrontalières, car « l’Allemagne n’est pas seule en Europe ». Mais peu étaient convaincus par cet argument et le débat sur la prolongation de l’exploitation des trois dernières centrales nucléaires en activité s’est enflammé entre d’une part ses partisans (les partis de droite CDU/CSU, FDP, AfD), a minima pour passer l’hiver (1), et d’autre part les partisans d’un respect rigide de l’Atomausstieg (SPD, Grünen) avec confirmation de la sortie définitive du nucléaire fin 2022. Il est intéressant de noter ce revirement de la CDU et de la CSU, partis qui n’avaient pas hésité à soutenir, en juin 2011, la proposition de Mme MERKEL de retour à l’Atomausstieg initial, c’est-à-dire un abandon rapide du nucléaire.

Contraint par le climat d’inquiétude qui se développait en Allemagne, le Vice-Chancelier HABECK a demandé à ses quatre gestionnaires de réseau d’effectuer une nouvelle analyse encore plus poussée (des stress tests !) sur la sécurité d’approvisionnement de l’électricité cet hiver en Allemagne. Parmi les différents points à regarder figurent les capacités des interconnexions et, en particulier, la situation de la production nucléaire française. En fonction du résultat de ces stress tests, le Chancelier devait décider de la prolongation d’exploitation ou non des trois réacteurs restants au-delà de 2022. Ce n’était que le début d’une feuilleton politique, digne d’un théâtre de boulevard, en trois actes.

11 juin 2022 : La première décision, a été de relancer la production d’électricité avec charbon et lignite, en totale contradiction avec les engagements climatiques de son parti.

5 septembre 2022 : La seconde, prise par le Vice-Chancelier HABECK au reçu des résultats du stress test, en accord avec le Chancelier SCHOLZ, a été de mettre les trois derniers réacteurs en réserve (KKE EMSLAND de RWE, KKI ISAR 2 d’E.On et GKN 2 NECKARWESTHEIM d’EnBW). Les trois réacteurs devaient d’après la loi allemande être définitivement être mis hors service fin 2022.

Mais seuls KKI 2 en Bavière et GKN 2 dans le Bade-Wurtemberg devaient finalement être concernés car ils auraient encore suffisamment de combustible pour aller au-delà de fin 2022, en fonction cependant de l’épuisement du combustible qui résultera de leur exploitation d’ici décembre. Ces centrales devaient fonctionner en stretch-out (pilotage en prolongation de cycle), sans introduction de nouveaux combustibles et avec un fonctionnement au-delà du 15 avril 2023 politiquement exclu. Les réseaux de ces deux Länder du sud n’ont en effet pas les marges de production nécessaires en cas de forte demande d’électricité cet hiver. La production thermique y est moins importante et l’éolien y est moins efficace et moins développé dans un sud pourtant très industrialisé, qui a plutôt privilégié un solaire forcément limité en hiver.

Le réacteur d’EMSLAND n’était plus concerné, car son exploitant RWE ne veut pas le prolonger : son combustible sera épuisé fin décembre. RWE dispose par ailleurs de suffisamment de centrales au charbon pour alimenter et exploiter correctement le réseau du nord-ouest et du centre-ouest de l’Allemagne. Une exploitation de son parc thermique fossile qui profite largement au Groupe au vu des prix du marché de l’électricité.

La RSK (ReaktorSicherheitskommission (2)) a été chargé d’éclairer la sphère politique sur la manière de gérer cette réserve nucléaire en intégrant comme contrainte que tous les réacteurs soient bien arrêtés au 31 décembre 2022 (c’est un signal politique fort pour les Grünen car conforme à l’Atomausstieg), quitte à redémarrer dans le courant du premier trimestre 2023. Mais, selon les exploitants, le concept de réserve ultime reste à préciser car ces centrales ne sont pas organisées et conçues pour être des centrales de réserve. Et il faudrait sans doute ajouter à la semaine nécessaire à un redémarrage des délais administratifs a priori peu favorables. Difficile de croire que l’objectif est une réaction rapide à un déficit de production résultant en particulier de conditions météorologiques défavorables.

Le gouvernement allemand rendait ainsi formellement possible une prolongation de fonctionnement de deux centrales nucléaires, tout en tentant de l’exclure de facto, car les conditions de leur utilisation comme « réserve stratégique » sont conçues de telle sorte que leur recours est peu probable.

Reste aussi que les conditions d’application, complexes, restaient à négocier. Faut-il modifier la loi et comment ?  Les exploitants accepteront-ils de réduire la puissance au dernier trimestre 2022 pour constituer une réserve pour 2023 ? À quel prix ? La perte correspondante de production en 2022 (ils fonctionnent en base à pleine puissance) sera-t-elle compensée si les réacteurs ne sont pas réactivés en 2023, de même que les frais d’exploitation, en personnel et maintenance, et avec quelles compensations ?

27 septembre 2022 : Finalement, nouveau rebondissement, le Vice-Chancelier, après s’être entretenu avec les deux exploitants pour s’assurer de la faisabilité et de leur soutien, a pris la décision le 27 septembre d’accepter de laisser les deux réacteurs GKN 2 et KKI 2 sur le réseau pour qu’ils produisent au premier trimestre, sous réserve cependant d’une décision finale à prendre en décembre. Il est prévu par exemple que GKN 2 s’arrêtera pour une courte période en fin d’année pour faire un réarrangement du cœur. La vente de l’électricité produite aux prix actuels de marché devrait certainement répondre aux questions ci-dessus.

Et il fallait bien s’attendre, puisque le Vice -Chancelier se voit contraint d’accepter un redémarrage même très limité des deux réacteurs,  qu’une des raisons mise en avant pour le justifier soit la faible disponibilité des réacteurs français (3) ! Ceci alors que l’Allemagne a lourdement pesé sur la France pour fermer FESSENHEIM et a constamment agi au niveau européen pour torpiller le nucléaire en imposant une taxonomie comportant des contraintes inacceptables pour un développement raisonné du nucléaire civil en Europe. Ce serait un comble !

 

Comment est-on arrivé à pareille situation ? Un peu d’histoire…

En 2001, les patrons des quatre grands électriciens opérant en Allemagne (E.On, RWE, EnBW et VATTENFALL), bien qu’ils aient fortement regimbé, ont été fermement incités par le Chancelier Gerhard SCHRÖDER à signer une sorte d’acte de reddition précisant les modalités d’application de l’Atomausstieg (Loi sur la Sortie du nucléaire qui venait d’être votée). Ils espéraient pourtant que cette orientation lourde serait remise en cause en cas de changement de majorité, et justement celle-ci se profilait avec la montée en puissance de la CDU/CSU, sous l’égide de l’étoile montante Angela MERKEL.

En 2005, Mme MERKEL, devenue Chancelière à l’issue des élections au Bundestag, est contrainte de gouverner en coalition avec le SPD, parti favorable à la sortie du nucléaire. De plus, dans l’intervalle, diverses institutions parties prenantes avaient subi l’influence des Grünen et les tractations internes à la coalition allaient rendre les débats sur le nucléaire difficiles, interminables même, avec une société allemande s’affichant contre le nucléaire à 70%, dont un bon 20% virulent et franchement hostile.

Fin 2010, un compromis fût finalement trouvé et un amendement voté au Bundestag. Cet amendement n’abrogeait pas l’Atomausstieg, mais allouait une prolongation d’exploitation de 14 ans aux réacteurs les plus récents (i. e. construits après 1981) et de 7 ans aux plus anciens.

Les exploitants y gagnaient l’espoir de pouvoir ultérieurement faire abolir cette loi, car il n’était plus question d’allouer des quotas de GWh à produire par les réacteurs avant de les arrêter définitivement.

L’accident de FUKUSHIMA, le 11 mars 2011 provoque, en ALLEMAGNE, la mise à l’arrêt quasi immédiate par le pouvoir politique de tous les « anciens » réacteurs (ceux construits avant 1981 et qui n’étaient pas déjà arrêtés pour maintenance ou incident), afin de réaliser les fameux « stress tests ». Quant aux autres réacteurs, ils sont également tenus de réaliser ces stress tests, mais en restant en exploitation. L’opinion allemande, déjà très sensible au nucléaire, s’est fortement exprimée contre la poursuite d’exploitation des centrales nucléaires.

Mme MERKEL qui a bien senti cette hostilité, met en place un Comité d’Éthique (composé de scientifiques, d’écologistes, de sociologues, de représentants d’Églises…) en lui demandant une analyse de cette société allemande. La conclusion remise par ce Comité était sans ambiguïté : « Le peuple allemand ne veut plus du nucléaire ». Début juin 2011 la Chancelière, personnellement émue par les conséquences de l’accident de FUKUSHIMA, fait abroger l’amendement de décembre 2010 et revient au planning de fermeture initial, signé en 2001. C’était un compromis politique, qui n’a eu aucun effet négatif sur sa popularité, d’autant plus qu’il était évident que l’économie allemande ne pouvait du jour au lendemain se priver de toute la production nucléaire encore disponible. Cependant aucun réacteur « ancien » n’a eu l’autorisation de redémarrer par la suite. Seuls les « récents » ont pu poursuivre leur exploitation pour être progressivement mis hors service jusqu’à fin 2022, conformément à l’Atomausstieg.

Depuis 2001, quelques politiques et scientifiques allemands ont bien tenté de s’exprimer sur ce non-sens de l’Atomausstieg, mais ils ne pouvaient percer dans les media allemands, largement acquis à la cause des Grünen, foncièrement anti-nucléaires.

La situation géopolitique actuelle redistribue les cartes en Europe, mais son impact sur la politique énergétique allemande reste insignifiant, même si la décision de prolonger, bien peu au mieux, et pas du tout peut-être, est un crève-cœur pour les décideurs SPD/Grünen.

 

(1) : voire, comme le propose la CSU, de prolonger l’exploitation d’ISAR 2 pour au moins un an en renouvelant le combustible

(2) : la RSK est l’équivalent allemand du Groupe Permanent français

(3) : actuellement pas au meilleur niveau, à la suite de la conjonction de plusieurs facteurs : arrêts pour rechargement et grand carénage en pleine pandémie de Covid, phénomène de corrosion sous contrainte sur certaines tranches

Lire l’article de Gilbert MORITZ au format PDF :

Comment l’Allemagne en est-elle arrivée à décaler la sortie du nucléaire ?

 

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