Un parc nucléaire français certes temporairement fragilisé, mais en devenir.
Point de vue de PNC-France – Jean Pierre PERVES (Groupe d’experts de PNC-France)
Le marché de l’électricité en Europe est soumis depuis le dernier quadrimestre 2021 à de forts vents contraires résultant d’une accumulation de difficultés d’ordre technique, d’une faible production éolienne et de l’envolée des prix résultant d’une forte corrélation entre le prix de gros de l’électricité et le gaz . La crise ukrainienne et ses conséquences risquent probablement de durer, avec des prix élevés et un impact économique considérable. Qu’en est-il en France ?
On aurait pu penser que la France, avec 94 % de son électricité décarbonée et son nucléaire, aurait été largement à l’abri de cette perturbation. Il n’en n’est rien pour trois raisons :
- Notre pays a accepté les dispositions édictées par la Direction de la Concurrence de la Commission européenne fixant les modalités d’établissement du prix de gros de l’électricité sur le marché européen, celui-ci dépendant pour encore un tiers des énergies carbonées (dont 66 % du gaz ). Le prix de marché ne reflète donc pas celui de notre mix, mais celui du mix européen. Aux dernières nouvelles, Bruxelles n’a pas l’intention de revenir sur les principes du marché européen de l’électricité, défavorable à la France. C’est également la position de l’ACER (Agency for the Cooperation of Energy Regulators).
- Conjoncturellement la France est dans une position de grande faiblesse en raison :
- D’une moindre disponibilité du parc nucléaire qui, comme analysé dans l’étude ci-après de Gérard Petit, résulte de l’impact de la crise du COVID, d’une moindre disponibilité prévue et programmée en raison d’un « grand carénage » destiné à prolonger au-delà de 40 ans le fonctionnement du parc, et de la découverte d’un défaut générique, une fissuration sous corrosion de certaines soudures de circuits de secours en acier inoxydable : l’apport en puissance de l’équivalent d’une dizaine de réacteurs manque actuellement.
- D’une imprévision des pouvoirs publics et de leurs bras armés, Réseau de Transport d’Électricité (RTE) et Commission de Régulation de l’Energie (CRE), qui, bien qu’informés du grand carénage, ont laissé réduire le parc pilotable (charbon, fioul et nucléaire) d’une quinzaine de GWe depuis une quinzaine d’année.
- Et une idéologie radicale n’acceptant, quel qu’en soit le coût, que des énergies renouvelables idéalisées (d’ailleurs sont-elles si renouvelables ?), a dominé le monde politique, s’est imposée dans lois et décrets, a interdit toute réflexion de fond sur les enjeux essentiels que sont le climat et l’indépendance énergétique et technologique du pays.
A vouloir suivre l’Allemagne, et une Europe largement influencée par cette dernière, nous devenons plus dépendants d’importations d’électricité, souvent en période de tension et de prix élevés, mais aussi de technologies étrangères, alors même que la faiblesse des politiques publiques a laissé en déshérence notre principal atout, le nucléaire.
Mais le frémissement d’une prise de conscience politique se fait sentir, avec rappel à Belfort par le Président de la République du rôle essentiel de l’électricité d’origine nucléaire pour une production robuste, et une bonne efficacité climatique et économique. Par ailleurs les difficultés rencontrées par EDF dans la gestion de son parc et dans la relance du nouveau nucléaire ont eu la conséquence heureuse de relancer embauches et formations, de mettre en œuvre les méthodes d’ingénierie les plus avancées, de mobiliser un secteur industriel de grande amplitude, touchant à toutes les technologies. En un mot le nucléaire et l’électrification indispensable de notre société sont sans doute notre meilleure chance de réindustrialisation de notre pays. Restent à franchir deux ou trois années difficiles pour que le parc retrouve son équilibre et à décider, enfin, une relance vigoureuse de notre potentiel de construction de nouveaux réacteurs dans la perspective de 2050/2060.
ILLUSTRATION : Nicolas WAECKEL
ARTICLE : Le rendez-vous manqué du nucléaire français par Gérard PETIT
Début avril 2022, seuls 33 réacteurs sur 56 étaient en fonctionnement, les autres étaient en arrêt pour rechargement du combustible ou maintenance (dont huit en relation avec des phénomènes de corrosion sous contrainte).Si cette situation est dommageable, elle n’est pas irréversible, mais un plein recouvrement prendra du temps.
- Une conjonction de conditions adverses
La pandémie de Covid 19 et la désorganisation de l’activité qu’elle a engendrée (après celle qui a résulté, en 2016/2017, des anomalies révélées dans les réalisations du Creusot), ont frappé de plein fouet la flotte nucléaire hexagonale, engagée dans une phase connue du public comme le « Grand Carénage », par analogie avec les travaux lourds menés dans les chantiers navals pour donner une seconde vie à des navires. Cette campagne, destinée à obtenir la prolongation au-delà de 40 ans de l’exploitation du parc, en le portant à un niveau de sûreté aussi proche que possible des réacteurs les plus récents, avait été soigneusement planifiée de longue date, chaque réacteur étant rendu indisponible durant six mois environ, avec une cadence augurée de quatre et cinq chantiers par an. Mais les plannings « horlogers », qui couraient sur plusieurs années, ont vite cédé devant les contraintes sanitaires imposées par la crise du COVID (indisponibilité des acteurs, complexification organisationnelle, allongement des chantiers) conduisant à des dérives de calendriers, à des indisponibilités inhabituelles.
D’autres situations, elles aussi compliquées par la crise sanitaire, ont affecté la disponibilité de l’outil nucléaire : des opérations usuelles (rechargements périodiques des réacteurs en combustible) et exceptionnelles (contrôles et réparations), auxquelles il faut ajouter la mise en œuvre des imposantes dispositions (matérielles et logicielles) dites « Post-Fukushima » qui ont amplifié les tensions sur les chantiers.
Ils mobilisent le personnel EDF des sites mais aussi une main d’œuvre spécialisée, rare, dont il faut garantir le meilleur emploi : il s’agit, pour chaque réacteur (et pour la partie classique de l’installation), de milliers d’heures de travail.
En résumé, une situation qu’on savait très exigeante, et à fort risque en termes de disponibilité globale de la flotte nucléaire et qui avait donc été minutieusement préparée, s’est transformée en cauchemar opérationnel lorsque la pandémie a frappé et quand, concomitamment, ont été découvertes sur quelques réacteurs, des corrosions inopinées sur des circuits importants pour la sûreté, nécessitant l’arrêt long des machines afin de remplacer les tronçons de tuyauteries affectés. Les réacteurs touchés, les plus récents de la flotte, n’étaient pas concernés par le « Grand Carénage », une double peine, en quelque sorte !
Examinons plus en détail la nature des contraintes qui se sont superposées pour créer cet acmé historique.
- Des check-points « sûreté » profonds, cadencés et structurants
Tous les dix ans, la réglementation française donne à chaque réacteur un rendez-vous important à l’issue duquel son exploitation ne pourra être prolongée pour dix années que s’il répond à des normes et spécifications constamment actualisées, fruit d’une évolution de la réglementation, s’appuyant (en général) sur le retour d’expérience national et international, voire sur des pressions sociétales. Cet examen est l’objet d’une séquence technique dite VD (pour visite décennale : VD1 au bout de dix ans, VD4 après quarante ans…).
Toutes les études économiques et climatiques s’accordent sur un point : le premier enjeu technique actuel est la possibilité de prolonger l’exploitation des réacteurs au-delà de quarante années de fonctionnement.
De son côté, l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) considère les VD4 comme une charnière dans la vie d’un réacteur. Elle a donc établi un cahier des charges de probation très exigeant (certainement unique si on compare la France aux autres pays possédant des centrales nucléaires).
- Les 4ème visites décennales (VD4) sur le palier technique 900 MW, le plus ancien
Le « palier technique 900 MW », composé de 32 réacteurs, est le premier à devoir relever ce défi. Le haut degré de standardisation des réacteurs concernés a permis à EDF de présenter un dossier générique à l’ASN, en réponse à ses demandes spécifiques. L’ASN a accepté le dossier mais les autorisations de prolongation d’exploitation ne seront néanmoins données que réacteur par réacteur, en aval de la réalisation des évolutions afférentes et des contrôles réglementaires demandés, et compte tenu d’éventuelles particularités.
Il est prévu de « traiter » les réacteurs concernés dans une chronologie correspondant à leur première mise en service, tout en intégrant les contraintes et des opportunités des sites nucléaires (difficultés à traiter des chantiers en parallèle, mais intérêt à profiter de la présence de compétences pour les enchaîner localement).
Pour pouvoir satisfaire ces exigences, mais aussi pour effectuer des travaux liés à des objectifs de disponibilité et de pérennité propres (partie nucléaire et partie conventionnelle), EDF a donc imaginé le Grand Carénage : un ensemble d’opérations (maintenance lourde, remplacement de gros composants tels les générateurs de vapeur ou les transformateurs, modifications et ajouts d’équipements,…) qui concerne aussi les 20 réacteurs du « palier technique 1300 MW » (avec des opérations effectuées le plus souvent dans le cadre de leur VD3).
Les échéances calendaires correspondant aux visites décennales ont ainsi structuré le planning du Grand Carénage. Son achèvement est prévu vers 2025, date à laquelle débuteront les VD4 des réacteurs du « palier technique 1300 MW », opérations a priori moins lourdes que leurs devancières, mais qui resteront très conséquentes.
Fin 2019, un premier réacteur (la tranche 1 du site du Tricastin) a achevé les travaux programmés lors de sa VD4 et a pu redémarrer, le feu vert définitif pour la prolongation d’exploitation ayant été obtenu, comme le prévoir la procédure, après un an de fonctionnement satisfaisant dans la nouvelle configuration. Un total de sept unités de 900 MW ont terminé leur grand carénage en avril 2022
- Une corrosion inattendue sur des circuits importants pour la sûreté en cas d’accident
Le palier 1450 MW (quatre réacteurs), le plus récent, ne fait pas l’objet d’un Grand Carénage, mais rencontre inopinément des problèmes de corrosion de tuyauteries directement reliées au circuit primaire du réacteur, en aval de leurs organes d’isolement. Ce phénomène, révélé par EDF en janvier 2022, touche également un réacteur du palier 1300 MW et un réacteur du palier 900 MW, et a depuis déclenché des contrôles ciblés sur l’ensemble de la flotte et révélé que d’autres réacteurs étaient touchés. Un risque d’une brèche primaire, non acceptable, exige une action urgente s’il est démontré que les fissurations résultantes peuvent progresser.
Les circuits concernés ne sont sollicités qu’en cas d’accidents et ont pour mission d’assurer la réfrigération du cœur du réacteur (circuits RIS et RCP). Il s’agit de circuits en acier inoxydables de diamètres de 200 mm et d’épaisseur 30 mm environ.
Le haut degré de standardisation (design, procédés) choisi par EDF lors de la construction du parc de réacteurs a permis son édification rapide et efficace. Mais un défaut révélé ici ou là peut s’avérer générique, tout en présentant des disparités d’une installation à l’autre. C’est bien ce que les contrôles révèlent, s’agissant de la corrosion sous contrainte de certaines soudures, qui parait aujourd’hui n’affecter que la première passe de soudage (quelques mm) et se limiter à celle-ci, préservant la résistance intrinsèque de la jonction et montrant ainsi qu’aucun risque de rupture n’a existé. Il reste bien sûr à l’ASN et à son appui technique de valider ce point, probablement dans les semaines à venir. Le processus de réparations est en cours sur les premiers réacteurs, il sera appliqué dans les délais nécessaires sur les autres, si possible en temps masqué, lors des arrêts programmés. A contrario, les moyens d’analyse, de caractérisation et de correction des défauts, bénéficieront à plein de la puissance d’ingénierie en appui à un tel parc.
- Des travaux « Post-Fukushima » à la française
Parallèlement à ces opérations précitées, la mise en œuvre des mesures dites « Post Fukushima » a mobilisé beaucoup de moyens et de compétences, induisant de fortes contraintes d’organisation et d’exploitation sur les sites.
Il s’agit de reconsidérer la prise en compte des agressions naturelles extrêmes (inondations, séismes, tornades, et bien sûr tsunamis…) dans une forme exacerbée, au-delà de ce qui avait servi d’hypothèses de conception, lesquelles présentaient déjà des marges conséquentes, et en intégrant les conséquences du changement climatique à venir.
S’ensuivent le durcissement des dimensionnements exigés vis-à-vis des risques naturels, le renforcement ou la vérification des barrières existantes, et l’ajout de nouveaux dispositifs, certains très conséquents.
Il a été considéré par hypothèse que, même sans scénarios crédibles y conduisant, tous les réacteurs d’un site pouvaient perdre leurs sources électriques et leurs sources de refroidissement externes, et qu’il fallait donc mettre en regard les parades physiques et organisationnelles afférentes.
C’est ainsi que chaque réacteur s’est vu doter d’un « noyau dur » comprenant, entre autres, un Diesel d’Ultime Secours (DUS), source électrique puissante et autonome, et des moyens de refroidissement capables d’assurer le refroidissement du cœur du réacteur en toute situation. Pour donner une idée du niveau de redondance atteint pour les sources électriques autonomes (nécessaires seulement si l’alimentation par les réseaux externes est défaillante), il faut savoir que chaque réacteur possédait déjà deux diesels de secours et la possibilité de se connecter à un diesel ou à une turbine à combustion banalisés, présents sur chaque site.
De plus une Force d’Action Rapide Nucléaire, équipe volante nationale de 300 membres spécialisés unique au monde, répartie géographiquement sur 4 sites, a été mise en place à la suite de l’accident de Fukushima. Elle est opérationnelle depuis 2016 avec tous les équipements nécessaires et est capable d’intervenir en appui sur tous les sites en moins de 24h. Elle bénéficie, comme les équipes d’exploitation locales, de salles de contrôle et de commande nouvelles, sûres et en atmosphère contrôlée.
- Il va falloir gérer un sous-dimensionnement de notre parc de production
La politique de réévaluation continue de la sûreté des réacteurs conduit à les immobiliser périodiquement durant de longues périodes. Six mois d’arrêt sont nécessaires à une VD4, certes mise à profit pour le rechargement en combustible. C’est considérable, mais c’est à ce prix que les réacteurs peuvent poursuivre leur exploitation, jusqu’à la prochaine VD, soit une dizaine d’années, l’importance des travaux engagés pouvant laisser espérer une décade de plus.
Tous ces éléments conduisent à conjecturer une moindre disponibilité de la flotte nucléaire nationale pendant quelques années. Ils mettent en évidence la nécessité de penser un dimensionnement de notre mix électrique permettant de mieux accommoder des contraintes inhérentes à l’exploitation électronucléaire, comme c’est le cas pour d’autres activités assurant un service continu.
La situation actuelle, pour des raisons qui ne sont pas toutes conjoncturelles, a conduit à immobiliser simultanément près de la moitié des réacteurs. C’est inédit et c’est dommageable sous tous aspects : écologique d’abord puisque ce sont souvent des sources carbonées qui sont appelées en substitut, économique ensuite, puisque ce schéma est loin de l’optimum, géopolitique désormais, sans parler du grain à moudre fourni aux antinucléaires qui présentent la situation comme matérialisant l’impasse d’une énergie dangereuse, dispendieuse et inefficace.
On aurait pu mieux faire, certainement, mais pas sensiblement mieux, avec un tel cahier des charges à honorer et une telle conjonction des contraires. Il ne faudra pas oublier les leçons de ce pénible épisode, quand dès 2025, un nouveau cycle de VD4 va démarrer.
En réponse aux crises pétrolières, la France avait choisi de faire reposer l’essentiel de sa production d’électricité sur l’hydroélectricité et sur l’électronucléaire, construisant dans un court laps une soixantaine de réacteurs, et les exploitant avec succès durant quarante ans. Ces choix restent pertinents et beaucoup de pays envient désormais notre situation, surtout dans le dramatique contexte actuel, dont les effets majeurs sur l’approvisionnement énergétique s’annoncent durables, voire pérennes.
L’outil nucléaire existe et sa faible disponibilité actuelle ne doit pas occulter son potentiel. Les travaux en cours lui confèrent la conformité réglementaire aux codes les plus exigeants au monde, et vont lui redonner sa pleine efficacité économique et son indéniable bénéfice climatique. S’ils ont transitoirement obéré sa performance, le parcours pour inverser la donne est tracé, cadencé et balisé.
Le temps n’est pas si lointain où, lors des pointes d’hiver, tous les réacteurs étaient appelés ou disponibles. Si cette configuration est inaccessible aujourd’hui, rien, sous les aspects techniques et industriels ne la rend utopique demain.
Lire l’article de Gérard Petit en intégralité (format pdf) :
Le rendez-vous manqué du nucléaire français